"La vraie musique de Vaulx-en-Velin c'est le rap"

Rencontre avec Corbac "La rancune"

par sidonie duchemin


Présentation du travail de terrain

 

Si l'on s'intéresse aux pratiques musicales sur le territoire de Vaulx-en-Velin, le rap apparaît assez vite comme étant une pratique courante et assez présente sur ce terrain – bien que présente d'une manière peut être quelque peu « marginale », c'est-à-dire ressentie comme telle par les rappeurs mais aussi peu présente dans les réseaux institutionnels de la culture.

 

Mon travail de terrain, dans la continuité de celui d'Estelle, m'a permis de faire la rencontre du rappeur de Vaulx-en-Velin Corbac « la Rancune ».

 

À partir de son expérience singulière, Corbac raconte ce que sont, selon lui, le rap et le hip hop – deux notions qu'il distingue de manière assez nette. Le hip hop correspondrait plutôt à une manière particulière de pratiquer le rap, il est « un état d'esprit », comportant « des codes » comme l'« honneur », le « respect », etc. Selon lui, « avant on associait beaucoup le rap au hip hop (...) mais aujourd'hui le rap s'est un peu décollé du hip hop (...) il n'y a plus rien d'hip hop dans le rap ».

 

À travers son discours, on peut comprendre que le hip hop ne correspond pas seulement à un ensemble de sons, sonorités, ou des types de compositions sonores spécifiques, mais cela semble plutôt désigner un ensemble complexe, codifié, un tout, qui peut s'apparenter à une « culture » : « c'est ce qui fait tout, c'est un esprit, c'est une culture ».

 

Cela vient alors questionner le terme même de musique, puisqu'ici la musique hip hop ne peut être pensée seulement comme un ensemble sonore spécifique, mais elle désigne également des types de comportements, de discours, des manières d'être au monde particuliers.

 

La réflexion de Corbac « la Rancune » permet d'interroger la question de la diversité des pratiques musicales sur un territoire à partir de la dimension de pratiques sociales, et dans le rapport de ces pratiques avec des espaces de diffusion. Cela ouvre un champ de possibles quant à la manière d'aborder l'anthropologie musicale. La musique permet d'appréhender les éléments sociaux et culturels, qu'ils soient ou non fortement revendiqués par les musiciens, elle offre donc un mode d'entrée et d'analyse des réalités sociales qui lui sont constitutives.

 

 


Vidéo de l'entretien :


Le travail effectué en amont

L'idée du paysage sonore

Il va s'agir durant cette partie d'exposer le travail que j'ai effectué en amont, afin de clarifier ma démarche et ma réfléxion, et ainsi montrer la manière selon laquelle j'en suis arrivée à rencontrer Corbac, et à m'intéresser plus précisément au domaine du rap.


Comment l’idée de produire un paysage sonore a émergé

Dans le cadre de l’option Science et Société, nous avons été amené à travailler avec le CMTRA, dans le but final de réaliser des “portraits sonores de musiciens”, habitants dans la ville de Vaulx en Velin, faisant de la « musique traditionnelle ». Cette musique traditionnelle dont il est question doit être une musique pratiquée par des personnes « issues de l’immigration », comme l’a exposé l’une des personnes référentes de ce projet d’enquête du CMTRA. Ce projet, à l’initiative du CMTRA, est également porté par le Conservatoire de Vaulx en Velin dans le cadre de son projet « Ville-monde », et a été donc d’abord élaboré en fonction d’objectifs qui concernent le secteur musical. Plusieurs aspects de la commande d’enquête telle qu’elle nous a été formulée demandent d’être regardées avant de pouvoir commencer notre travail, car elles en constituent le cadre premier ; ainsi les catégories « musique », « traditionnelle » ou « issue de l’immigration » n’ont rien d’une évidence du point de vue de l’anthropologue. Ces termes, issus du langage courant, induisent des manières d’aborder le terrain qui soulèvent des questions méthodologiques et éthiques, et ne sont pas sans conséquences sur la conception même du “terrain” et de sa délimitation. Ils demandent donc d’être interrogés.

 

Le terrain, en anthropologie, est constitué d’une temporalité et d’un espace dont les significations et les frontières ne vont pas de soi. L’espace de l’enquête est ici délimité par la commande du CMTRA, imposant alors certaines contraintes dans le travail d’enquête. L’analyse de ces contraintes devrait permettre de dégager une série d’autres questions méthodologiques sur les manières d’aborder et de penser le terrain – entendu ici, d’abord au sens le plus courant, comme lieu ou espace physique – engageant également une dimension éthique, lorsque nous aurons convenu que le terrain ne se résume pas seulement à ce lieu délimité a priori, mais est également fait de relations, entre personnes entre elles et à leur espace.

Puisque dans le cadre de cette option nous travaillons avec des personnes référentes de plusieurs institutions, la délimitation de notre terrain semble tout d’abord relever de décisions institutionnelles : le partenariat entre le Conservatoire de Vaulx-en-velin et le CMTRA, les questions de financement, etc.

 

Si le terrain, autrement dit la délimitation d’un territoire, relèvent d’un découpage territorial administratif, n’est-il pas nécessaire, en tant qu’étudiants en anthropologie, de nous interroger sur le rapport entre le sens courant du mot « terrain », et sur la possibilité de le constituer en terrain anthropologique ? Et donc dans quelles mesures le territoire de Vaulx en Velin, qui a été ici délimité de manière institutionnelle, peut-il être investie de manière anthropologique dans le cadre de notre enquête ?

 

À partir de ces interrogations, il nous a semblé tout d’abord important d’aborder le territoire de Vaulx en Velin de manière simple et concrète, c’est-à-dire comme lieu où l’on vit. Autrement dit, cela revient à considérer ce territoire comme un environnement spécifique en interaction constante avec les personnes qui y passent et/ou qui y vivent.

Puisqu’ici il s’agit de s’intéresser plus particulièrement aux interactions sonores (par la constitution de portraits sonores), il nous a alors paru important d’aborder le territoire de Vaulx-en-Velin comme environnement sonore.

L’idée est alors ici de ne pas dissocier les portraits sonores, que nous devons réaliser, d’un environnement sonore, autrement dit d’un paysage sonore, urbain, qu’il faudrait observer, ou en l’occurrence ici écouter, afin de placer ces portraits sonores dans un rapport à un environnement sonore spécifique, pour finalement poser les questions suivantes : Qu’est-ce qu’un environnement sonore ? Qu’est-ce qui se produit, ou se dégage du terrain, lorsqu’on l’aborde par le son ? Une telle approche, inaugurée par les travaux de Murray Schafer, permet d’étudier et de comprendre « Quelle est la relation entre l’homme et son environnement acoustique et qu’arrive-t-il lorsque ce dernier se modifie » (R.Murray Schafer : p.16).

 

Pour explorer cette approche sonore du territoire de Vaulx en Velin, j’ai (Sidonie) pris contact avec Laurent Grappe, titulaire d’un DEA du CEFEDEM Rhône- Alpes, compositeur de musique dite électroacoustique ou musique concrète – et c’est dans ce cadre-là qu’il a pour habitude de capter des sons et de les traiter – pour tenter de réaliser un paysage sonore avec lui sur la ville de Vaulx-en-Velin. N’étant pas habituée à l’observation par l’écoute, j’ai pensé qu’il serait intéressant de travailler avec une personne ayant ce savoir-faire spécifique, proposant alors de construire ce projet ensemble, c’est-à-dire de co-produire un paysage sonore avec un musicien professionnel connaissant bien les techniques de captation sonore, tout en appuyant ma démarche sur l’anthropologie, puisque « Les études du paysage sonore se situent aux confins de la recherche scientifique, de l’observation des sociétés humaines et de l’art. L’acoustique et la psycho-acoustique nous enseignent les propriétés physiques des sons et la manière dont le cerveau humain les interprète. (...) Une société nous renseigne sur le comportement de l’homme vis-à-vis des sons, sur la façon dont ces derniers l’affectent et modifient son existence » (Ibid.).

J’ai fait une première rencontre avec Laurent Grappe, le 24 novembre, afin de faire une balade dans Vaulx en Velin et d’y capter du son. Nous avons tout d’abord commencé à capter du son à Laurent Bonnevay, endroit qui nous a semblé important, puisque c’est un lieu fait de réseaux de communication (transports), par lequel énormément de gens passent. Nous avons continué dans le bus, puis nous sommes descendus vers le Centre Culturel Charlie Chaplin. Nous nous sommes promenés autour, devant plusieurs lycées/écoles, et dans certains quartiers. Après quelques heures, nous sommes rentrés et avons commencé à écouter nos données sonores et à les traiter. Nous avons décidé de recommencer cette expérience plusieurs fois afin de réaliser un paysage sonore assez vaste, dans plusieurs endroits de Vaulx en Velin.

Finalement, qu’est-ce que la musique ?

Aborder le terrain de manière sonore, par la réalisation d’un paysage sonore, permet plusieurs choses.

D’une part, comme évoqué brièvement avant, cela permet de constituer le terrain, territoire, imposé par les termes mêmes de la commande, en terrain anthropologique ; quelles sont les spécificités de ce territoire ? Autrement dit, cela permet de ne pas accepter passivement la contrainte posée par la commande, en la percevant seulement comme étant une contrainte, mais de tenter de percevoir, dans ce territoire, des particularités et de mettre cet environnement - ici environnement sonore - en rapport avec les personnes qui y vivent.

 

D’autre part, cela permet de remettre en question la catégorie même de « musique », puisque réaliser un paysage sonore est un travail de « composition », et par ce terme, on peut donc supposer qu’il y a une dimension « musicale ». En effet, un paysage sonore peut être défini comme « un univers acoustique » (Ibid. : p.15), cela revient donc à considérer « le monde (...) comme une immense composition musicale » (Ibid.) impliquant alors une certaine redéfinition de ce que l’on a pour habitude de désigner par « musique ». Par exemple, « pour John Cage, la musique, ce sont des sons, les sons qui nous entourent, que nous soyons ou non dans une salle de concert » (Ibid. : p.16), autrement dit, « tout son est, aujourd’hui, en permanence, susceptible d’entrer dans le domaine de la musique. Le nouvel orchestre, c’est l’univers acoustique ! Ses musiciens : tout ce qui peut émettre un son ! » (Ibid. : p.18) Cela permet alors de remettre en question les représentations les plus courantes que l’on peut avoir de la « musique », afin de ne pas arriver sur le terrain sans réfléchir en premier lieu à ce qu’est ou peut être la musique. Il nous paraît effectivement nécessaire, avant toute chose, de faire un travail de déconstruction - au sens derridien du terme - de nos propres catégories et évidences concernant le domaine de la musique, et de montrer que celui-ci est construit historiquement, socialement et culturellement. Ainsi l’opposition, implicite ou non, qui est faite entre le « musical » et le « non-musical », par le fait même d’employer le terme de « musique » - puisque cela implique de produire une certaine frontière, poreuse ou non, entre ce qui serait de la « musique » et ce qui ne le serait pas -, se fragilise, laissant alors la possibilité au terrain lui-même - dans sa globalité - de redéfinir ces catégories-ci. Autrement dit, si l’on adopte une posture plutôt naïve concernant la « musique », partant alors du principe que je ne sais pas ce que c’est, ou plutôt que la manière dont je la perçois n’est qu’une conception parmi d’autres, je rends, en quelque sorte, possible la remise en question de mes évidences liées à ce terme et ce qu’il implique.

 

On peut y voir, dans ma rencontre avec Laurent, un exemple assez significatif : ma conception de la musique était plutôt assez proche de celle qui est institutionnalisée - et donc liée à des politiques culturelles, construites, qui fondent les représentations dominantes de la musique - tandis que, depuis notre rencontre, les conceptions de la musique de Laurent ont remises en cause mes propres représentations, et j’ai finalement, dans ce cadre-là, compris que les sons urbains pouvaient être également considérés comme musicaux.

 

La réflexion autour de ce qu’est, ou peut-être de la musique me semble ici essentielle, puisqu’une des finalités du travail qu’il nous est demandé d’accomplir avec le CMTRA est de produire des portraits sonores de musiciens. Or, cela ouvre aussi la question : qu’est-ce qu’un musicien ? Est-ce quelqu’un de reconnu socialement comme tel, par le fait qu’il joue de la musique dans des lieux dédiés à cela ? Est-ce quelqu’un qui a suivi une formation particulière et qui, par cette formation, a obtenu le statut de musicien ? Ou est-ce une personne qui, elle-même, considère, qu’à un certain moment, elle est en train de faire de la musique ? La musique ayant donc, dans ce dernier cas, une définition fragile, changeante, puisque relative à la manière dont la personne elle-même conçoit la musique et sa pratique.

Être musicien, « catégorie d’attribution et d’identification » (F.Barth In P.Costey)

Par ailleurs, cela pose également la question de l’identité ; puisque le terme « musicien » désigne, entre autre chose, un certain statut, si je me présente en tant que « musicienne », c’est ici, entre autre, une manière de me situer (par rapport à un certain “extérieur”, une situation, une interaction, etc.), par l’affirmation et l’auto-attribution d’une certaine identité - bien que cette identité puisse également m’être attribuée par cet “extérieur”, par exemple lorsque je suis en cours, mon identité en tant qu’étudiante est établie du fait même de ma présence dans ce lieu, et implique donc, même implicitement, que j’adopte une certaine posture, attitude, un certain rôle qui correspond plus ou moins à la situation interactionnelle dans laquelle je suis engagée (ce qu’E.Goffman nomme également les « règles de conduites » (E.Goffman, Les rites d'interactions : p.44) ou encore une « ligne d’action », de « conduite » (Ibid. : p.9).

 

On peut alors ici s’appuyer sur Fredrick Barth et son ouvrage Ethnic Groups and Boundaries, publié en 1969, dans lequel il développe l’idée que les « groupes ethniques sont des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes et ont donc la caractéristique d’organiser les interactions entre les individus » (F.Barth In P.Costey).

 

Autrement dit, selon Baudry et Juchs, Barth « montre que les identités sont créées et maintenues par le jeu des interactions entre les groupes » (R.Baudry, J-P. Juchs). Si l’on considère que l’identité est relative aux situations et interactions vécues, on peut dès lors se dire que, d’une part, un individu peut avoir, cumuler, ou interchanger, plusieurs identités - l’identité est donc construite et vécue relativement à un certain “extérieur” ; je me définis comme tel par rapport à la situation, au contexte, à l’autre -, et d’autre part, que celles-ci ne sont donc pas données une fois pour toutes, mais sont changeantes, se négocient - si l’on s’appuie sur l’interactionnisme d’Erving Goffman - et sont alors à appréhender « en terme de relations » (Ibid.). L’identité est donc un concept relatif ; « Pour Goffman, l’identité d’un individu qui s’élabore par le jeu de l’interaction résulte alors de l’opposition entre une identité définie par autrui (l’identité « pour autrui ») et une identité pour soi » (Ibid.), où « l’identité pour autrui » comporte une part d’« attributs structuraux comme la “profession” » (E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps : p.12).

 

Dès lors, ne pas questionner le statut de « musicien », en tant que « catégorie d’attribution et d’identification », donne l’impression que la catégorie « musicien » est, en quelque sorte, donnée par avance, comme si celle-ci “coulait de source”. Autrement dit, cela revient à associer, consciemment ou non, à cette catégorie un ensemble de normes et « règles de conduites » y correspondant, qui seraient plus ou moins évidentes, car instituées comme telles. Cela peut impliquer plusieurs choses.

 

Premièrement cela peut inciter, voire, dans une certaine mesure, contraindre, l’interlocuteur, définit comme musicien - par lui-même et/ou par l’extérieur - à devoir correspondre à des règles implicites de conduites qui « empiètent sur l’individu (...) directement, en tant qu’obligation, contraintes morales à se conduire de telle façon » (Goffman Erving, Les rites d’interactions : p.44).

 

Deuxièmement, cela peut produire une sorte d’essentialisation de l’interlocuteur, et donc procéder à une réduction de celui-ci à la seule identité de musicien, ou en l’occurrence ici, « musicien Vaudais, de musique traditionnelle ». Par la même occasion, cela peut exclure l’idée de mouvement de l’identité, puisque réduire un individu à une identité, qui serait ici comme une étiquette fixe, revient en quelque sorte à laisser la possibilité de penser que l’identité n’est finalement pas négociée, changeante, mouvante, mais donnée. C’est d’ailleurs pourquoi il parait préférable d’utiliser le terme d’identification plutôt que d’identité, puisque celui-ci permet de montrer que l’identité n’est pas fixe mais s’inscrit dans une dynamique interactionnelle, et introduit donc l’idée de mouvement et de relation.

 

Dire d’untel qu’il est musicien, peut donner l’impression que celui-ci est, d’une part, musicien et seulement musicien, en d’autres termes, sa personne ne sera perçue et abordée qu’en ces termes-ci, et d’autre part, on peut imaginer que ce statut est comme fixe ; “il est musicien” ou “je suis musicien” sont des affirmations qui produisent une certaine impression d’immuabilité de ce statut, de cette identité. Peut-être est-il alors préférable, dans le cadre de cette enquête, de parler en terme de « pratique musicale » - bien qu’il faille tenir compte du fait que la musique est, comme évoqué plus haut, pensée et vécue de manière relative selon les personnes - d’un individu, qui peut alors lui-même s’auto-attribuer, ou non, le statut de musicien, afin de ne pas se risquer à tomber dans les quelques pièges qu’implique la notion d’identité et son usage.

Troisièmement et pour finir, cela peut également, par la catégorisation même - puisque celle-ci dessine nécessairement des frontières, même poreuses, avec un “extérieur” qui ne ferait pas partie de cette catégorie - exclure d’office tout un ensemble de personnes, qui ne correspondrait pas aux normes dominantes et règles de conduites de cette catégorie.

 

Si la notion d’identité doit être pensée et abordée, du moins entre autre, en terme de relations, s’inscrivant donc dans une certaine dynamique interactionnelle, il paraît donc ici nécessaire d’interroger les catégories d’identifications que l’on utilise et qui nous aident à penser afin de laisser la possibilité au terrain lui-même - dans sa globalité - de remettre en question ces catégories, voire de les redessiner, et/ou de les re-définir.